Camus et les libertaires

Camus et les libertaires

La relation de Camus aux libertaires et aux syndicalistes révolutionnaires au cours des années 1940 et 1950 est longtemps demeurée un angle mort des études camusiennes. Elle a en outre rarement été convoquée lorsqu’il s’agissait d’interroger le rapport plus général de Camus à l’anarchisme. Cela tient au moins autant aux aléas d’une patrimonialisation qui impliquait que fût lissée l’image d’un mort qu’on songea même, un temps, à panthéoniser, qu’au peu de considération dont anarchisme et syndicalisme révolutionnaire ont pu bénéficier dans le monde académique. C’est à cette lacune, dont on ne mesure pas encore toutes les implications, que s’attaque depuis vingt ans Lou Marin, militant allemand d’expression française, à la fois anarchiste et non-violent, et cheville ouvrière d’un recueil qui a fait l’objet d’une nouvelle édition en 20161. L’ouvrage rassemble non seulement les contributions d’Albert Camus à des publications se réclamant de l’anarchisme ou du syndicalisme révolutionnaire (Le Libertaire, puis Le Monde Libertaire, les revues Témoins et La Révolution Prolétarienne), mais aussi certains des débats que les écrits de Camus suscitèrent dans ces mêmes publications, et ce depuis l’immédiat après-guerre jusqu’à la fin des années 1950.

Ce recueil s’ouvre sur une introduction de Lou Marin, qui dresse l’histoire des relations entre Camus et les libertaires et recense les pièces d’un dossier qui demeure toutefois ouvert, non seulement parce que le recueil n’offre qu’un aperçu de la réception anarchiste de Camus, mais aussi parce que l’analyse des différentes facettes du rapport de Camus à l’anarchisme reste à produire, qui prendrait en compte le reste de la production journalistique et philosophique de l’écrivain français. Il se referme sur un épilogue de Freddy Gomez, qui rend compte, au moyen de témoignages de première main, de l’intensité et de la chaleur des relations qui unirent Albert Camus et les libertaires espagnols en exil en France.

« Camus l’Espagnol »2

Car l’un des premiers enseignements que l’on peut retirer de ce volume, c’est celui de la fidélité indéfectible de Camus à la cause antifranquiste (« l’une des causes les plus justes qu’on puisse rencontrer dans une vie d’homme », écrit-il en 1954 dans la revue Témoins, p.143). Cette fidélité concerne particulièrement ceux des militants espagnols « qui n’ont jamais cessé de donner tort à Franco, qui ont refusé de donner raison à Hitler, fût-ce pendant un an, et qui ont déboulonné Staline bien avant que ses complices aient songé à prendre une clé anglaise » (p.182), allusion transparente à ceux qui, lors de la guerre civile, finirent écrasés entre les fascistes et les communistes et leurs alliés, tous hostiles à la perspective d’une révolution sociale en Espagne.

De la pensée libertaire qui les anime, Camus écrit qu’elle est « une pensée où la justice et la liberté se rencontraient dans une unité charnelle, également éloignée des philosophies bourgeoises et du socialisme césarien. » (p.147). Cette fidélité est indissociable de la honte que ressentait Camus devant la politique de non-intervention suivie par la France en 1936 et d’un attachement profond à l’Espagne (qu’il appelait « ma seconde patrie », p.255), pays d’origine de sa mère. Ce rapport intime à l’anarchisme espagnol rend spécifique la figure de Camus par rapport à celle d’autres intellectuels de l’époque (notamment André Breton) qui frayèrent avec les libertaires. Il s’est manifesté par des textes nombreux (il ne se passa pas une année sans que Camus publiât un texte sur l’Espagne), mais aussi par un engagement personnel à la fois important et discret, où la composante libertaire de l’exil espagnol occupe une place de choix et qui fut payé en retour d’une « gratitude disproportionnée » dont Camus déclara en 1958 qu’elle était « la fierté de sa vie » et « la seule récompense [qu’il pût] désirer »1. On découvre ainsi que Camus répondait toujours présent, autant que possible, lors des événements organisés en France plus ou moins en sous-main par ceux qu’il appelle (p. 233) « nos amis de la CNT » (Confederación Nacional del Trabajo, la grande centrale anarcho-syndicaliste espagnole). Rien d’étonnant dès lors à ce que ses écrits, et tout particulièrement L’Homme révolté, aient été lus avec tant d’attention par ses amis espagnols – ce dont témoigne la série élogieuse d’articles dont le livre bénéficia dans le supplément littéraire de l’organe de la CNT espagnole Solidaridad Obrera.

L’expérience de l’Espagne, celle d’une révolution sociale écrasée conjointement par les fascistes et par les staliniens avec la complicité des démocraties, est encore ce qui irrigue les textes que Camus consacra aux révoltes d’Allemagne de l’est en 1953 (« révolte ouvrière contre un gouvernement et une armée qui se voulaient au service des ouvriers. » écrit Camus dans la revue Témoins, p.151) et de Hongrie (« Ce que fut l’Espagne pour nous il y a vingt ans, la Hongrie le sera aujourd’hui » déclare-t-il au lendemain de l’écrasement de l’insurrection hongroise de 1956, p.189).

On découvre encore qu’avant d’être livresque (mais le fut-il un jour?), le rapport de Camus à l’anarchisme et au syndicalisme révolutionnaire fut d’abord un rapport personnel aux militants se réclamant de ces orientations, avec qui il entretint des relations de chaleureuse camaraderie, et auprès de qui il s’exprima sur un ton à la fois plus personnel et plus libre que dans tout autre contexte. La complicité1 est patente, par exemple lorsque, dans La Révolution Prolétarienne, il plaisante sur l’« argument idiot » de ceux qui justifiaient l’entrée de l’Espagne franquiste à l’UNESCO par le fait que la Pologne « communiste » y était déjà entrée : « Si vous avez le malheur de marier votre fille aînée à un adjudant du bataillon d’Afrique, ce n’est pas une raison pour marier une cadette à un inspecteur de la brigade mondaine. Il suffit d’une brebis galeuse dans la famille. » (p.243) Cette proximité humaine tient peut-être aussi aux affinités sociales que Camus pouvait avoir avec des militants qui, pour la plupart, étaient d’origine ouvrière et auprès desquelles il put exprimer le sentiment d’étrangeté qu’il ressentait parmi les élites culturelles de la capitale, « métropole de la méchanceté, du dénigrement et du mensonge systématiques » (p.261). L’ouvrage présente les témoignages, recueillis après la mort de Camus auprès de ses amis ouvriers du livre qui l’ont côtoyé à l’époque où il dirigeait le journal Combat – et qui furent d’ailleurs les seuls invités à son mariage en 1940 avec Francine Faure. Ceux-ci, par la voix de Rirette Maîtrejean, figure historique de l’anarchisme français qui initia Camus à cette tradition, insistent sur le fait que ce dernier était « non seulement un charmant camarade, mais un ami très sûr » (p.208) et qu’il était « beaucoup plus souvent au marbre qu’à la rédaction » (p.213).

Camus non-violent ?

On comprend dès lors pourquoi un certain nombre de débats qui entourèrent à l’époque les écrits de Camus se déroulèrent à l’intérieur même du mouvement libertaire. C’est tout particulièrement le cas sur la question de la violence et du pacifisme. Une grande part des interventions de Camus dans la presse anarchiste et syndicaliste tourne en effet autour de cette question, avec pour transcription pratique la campagne, dans laquelle l’écrivain français s’investit personnellement, en vue de l’obtention d’un statut pour les objecteurs de conscience. Camus alla jusqu’à contribuer à la rédaction d’un projet de statut adressé au Président de la République, mais il n’en vit pas l’aboutissement en 1964.

Si l’on accepte la définition suivant laquelle l’État se définit par le monopole de la violence physique légitime, la question de la légitimité de la violence ne pouvait manquer de se poser à des militants hostiles à toute autorité étatique, que ce soit pour contester ce monopole au nom de perspectives insurrectionnelles, ou pour mettre à mal toute légitimation de la violence. L’intervention de Camus dans ces débats devait nécessairement intéresser les libertaires, lui dont les réflexions sur la violence se répartissent autour de deux thèses, résumées dans le dialogue fictif qu’il mit en scène pour la revue Défense de l’homme de l’anarchiste pacifiste Louis Lecoin en 1949 : « Je crois que la violence est inévitable. Les années d’occupation me l’ont appris. Je ne dirais donc point qu’il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique en effet. Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence. Elle est à la fois nécessaire et injustifiable. » (p.71) La thèse suivant laquelle la violence est inévitable mettait partiellement Camus en porte-à-faux vis-à-vis d’anarchistes partisans de la non-violence. Mais son refus de toute légitimation de la violence, qui la rendrait « confortable » et permettrait « de tuer au nom de la loi ou de la doctrine » (p.72), engageait à la discussion avec des anarchistes partisans de formes violentes d’actions directes qui fussent justifiées par la violence de l’oppression. Ces deux thèses, et la tension qu’elles font apparaître, définissent le tragique de l’action révolutionnaire, que Camus devait retrouver dans ses considérations sur la révolte – et qui permettent peut-être aussi plus généralement de définir son rapport à l’idéal libertaire.

Mais Camus ne se cantonna pas à une approche morale de la question. Il s’intéressa de surcroît aux sources modernes de légitimation de la violence, la principale étant selon lui l’historicisme dans lequel versaient la plupart des marxistes de son temps. « Si j’ai été communiste, je n’ai jamais été marxiste », rappelle-t-il en 1958 dans La Révolution Prolétarienne (p.264). La justification ordinaire par le marxisme des violences commises par les régimes se réclamant de lui au nom d’un supposé horizon historique a pu jouer un rôle dans ce rejet. Pour Camus, « le culte de l’histoire ne peut être rien d’autre que le culte du fait accompli » (p.182), et l’on mesure la continuité entre ce refus de l’historicisme et son attachement indéfectible à un certain nombre de vaincus de l’histoire (anarchistes espagnols, messalistes algériens par exemple). La récusation de l’historicisme était commune à Camus et aux libertaires. Pour Camus, loin d’être un processus qui mène nécessairement à l’émancipation, l’histoire est « le lieu où l’on entre les armes à la main » (p.182), le moment d’une confrontation violente entre une « force de contrainte et de mort qui obscurcit l’histoire » et « une force de persuasion et de vie, un immense mouvement d’émancipation qui s’appelle la culture et qui se fait en même temps par la création libre et le travail libre » (p.190). Par où l’on voit que la critique camusienne du totalitarisme est inséparable d’un idéal d’émancipation et de révolution sociale et qu’elle est bien loin de l’antitotalitarisme des années 1970 – bien qu’à cette dernière occasion, elle ait pu faire l’objet de l’une de ces multiples tentatives de récupération qui jalonnent la réception française de Camus.

Camus l’Algérien

La critique de la violence et du totalitarisme contribue aussi à éclairer d’un jour nouveau l’attitude de Camus lors de la guerre d’Algérie, lui qui dès 1955 soulignait : « le peuple arabe, déraciné de son passé, sans perspective d’avenir, immobilisé dans un perpétuel présent, n’a plus d’autre choix que le silence ou la violence »2. Comment ne pas compter, en effet, les violences extrêmes qui marquèrent la guerre d’Algérie parmi ces violences à la fois inévitables et injustifiables qu’évoquait Camus dès la fin des années 1940 ? Sur ce point, loin de nous dépeindre un Camus « colonisateur de bonne volonté » (suivant le triste mot de Raymond Aron3), préférant la justice à sa mère4 – celui que s’accordent à reconnaître, pour le condamner ou le célébrer, des représentants des études post-coloniales5 et des nostalgiques de l’Algérie française – l’ouvrage édité par Lou Marin permet de recontextualiser les positions de Camus sur la question algérienne. Il éclaire aussi un pan de l’histoire de l’indépendance qui est longtemps resté occulté, celui de la guerre interne au mouvement algérien6. Il ne saurait être question de nier que la conscience qu’avait Camus de l’ampleur du fait colonial fût incomplète, ni que la question algérienne ait eu des implications intimes et déchirantes pour lui, ni encore qu’il fût personnellement intéressé à la solution fédéraliste7 qui avait sa préférence – et qui eût permît le maintien sur place de la population pied-noire. Mais on ne peut non plus ignorer les motivations morales et politiques de son refus conjoint du système colonial et du nationalisme, et plus généralement de son hostilité à la politique russe et au nationalisme arabe dans sa version nassérienne (auxquels, selon lui, se rattachait pour partie le mouvement d’indépendance8). Tout en participant personnellement jusqu’à la fin de sa vie à la campagne pour l’amnistie des prisonniers algériens, Camus fut l’un des rares intellectuels de son temps à protester contre l’écrasement brutal du Mouvement Nord-Africain de Messali Hadj (et de l’Union syndicale des travailleurs algériens qui en était proche) par le Front de Libération Nationale, écrasement qui passa par l’élimination physique de plusieurs milliers de ses militants, particulièrement en France, et c’est dans la presse libertaire qu’il fit paraître ses protestations, à l’automne 1957. Cette composante du mouvement algérien avait davantage les sympathies de Camus et de militants révolutionnaires non-communistes de l’époque, non seulement du fait des réserves de Messali Hadj devant l’usage de la lutte armée, mais aussi en raison des relations anciennes qu’il entretenait avec les courants syndicalistes. C’est d’ailleurs pour avoir défendu Messali Hadj et ses amis que Camus fut exclu du Parti Communiste en 1937. Témoin des pratiques du FLN contre son ennemi intime, qui ne pouvaient rien augurer de bon pour la cause d’un socialisme démocratique dans une Algérie indépendante placée sous la direction de cette organisation, Camus n’hésita pas, dans la presse libertaire, à demander : « Allons-nous laisser assassiner les meilleurs militants syndicalistes algériens par une organisation qui semble vouloir conquérir, au moyen de l’assassinat, la direction totalitaire du mouvement algérien ? » (p.257) La réaction de la presse anarchiste aux Chroniques algériennes de 1958 fut d’ailleurs ambivalente, ne taisant pas les divergences, mais reconnaissant des mérites à l’ouvrage.

La révolte, le tragique, la politique et l’histoire

Au-delà de ces proximités sur des questions d’actualité, le meilleur révélateur de la nature exacte des rapports de Camus avec l’anarchisme et les anarchistes nous est fourni par les débats que suscitèrent chez ces derniers la publication de L’Homme révolté. Dans ces débats foisonnants (qui entraînèrent aussi la rupture avec Sartre suite aux articles de Francis Jeanson dans Les Temps Modernes, et une brutale dégradation des rapports avec Breton), il y a lieu de distinguer plusieurs dimensions. Le conflit le plus ouvert, mais pas nécessairement le plus instructif, eut lieu avec les surréalistes, lorsque l’un d’entre eux publia dans Le Libertaire une violente diatribe (dont la rédaction du journal se désolidarisa) contre l’auteur de L’Homme révolté.

D’une manière apparemment plus anecdotique, les quelques pages de l’ouvrage consacrées à Bakounine poussèrent l’anarchiste Gaston Leval à longuement contester la possibilité d’assimiler le révolutionnaire russe au nihilisme. La réponse de Camus à Leval (p.122-126) mérite l’attention, tant par la modestie et l’honnêteté qu’elle manifeste de la part de Camus (les articles de Leval « m’ont, en somme, plus instruit que contredit ») que par la mise au point qu’elle contient sur son rapport à Bakounine en particulier et à l’anarchisme en général. Dans la lignée du projet général de L’Homme révolté, celui d’élucider « la contradiction où s’est débattue la pensée révoltée, entre le nihilisme et l’aspiration à un ordre vivant », Camus explique qu’il s’agissait de faire le départ entre ce qui reste chez Bakounine de « nostalgie nihiliste propre à toute conscience révoltée » et le fait que « Bakounine est un des deux ou trois hommes que la vraie révolte puisse opposer à Marx dans le XIXe siècle ».

À l’occasion de cette réponse, Camus établit deux thèses particulièrement importantes. La première porte sur le rapport aux révolutionnaires du passé, qu’il importe de continuer, et non de sanctifier : « c’est par la déification de Marx que la pensée marxiste a péri. La pensée libertaire, à mon sens, ne court pas ce risque. » Camus peut alors lancer : « Bakounine est vivant en moi comme il l’est dans notre temps ». Au-delà des erreurs factuelles que commet Camus sur Bakounine (confusion entre son Catéchisme révolutionnaire et le Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev), ses réticences portent sur la dimension négative de l’anarchisme bakouninien, phase indispensable de la révolte mais qui risque de se cristalliser en nihilisme et appelle donc la critique. La seconde thèse, au rebours de l’historicisme marxiste, porte sur le rôle de l’écrivain vis-à-vis du changement social : « désigner, dans les murs obscurs contre lesquels nous tâtonnons, les places encore invisibles où des portes s’ouvriront », bien loin donc de la perspective qui consiste à assigner un horizon à l’histoire.

Ce qu’il y a de plus frappant dans la discussion avec Leval reste le fait qu’elle est l’occasion pour Camus d’énoncer avec une franchise qui n’a guère d’égal ailleurs ce qui a motivé l’écriture de l’ouvrage : « Tous ceux pour qui les problèmes agités dans ce livre ne sont pas seulement rhétoriques ont compris que j’analysais une contradiction qui avait d’abord été la mienne. […] Je ne suis pas un philosophe, en effet, et je ne sais parler que de ce que j’ai vécu. J’ai vécu le nihilisme, la contradiction, la violence et le vertige de la destruction. »

La réponse à Leval est l’occasion de relire, comme une clarification des rapports de Camus à l’anarchisme, le dernier chapitre de L’homme révolté (« La pensée de midi »), qui explique ainsi : « Le jour précisément où la révolution césarienne a triomphé de l’esprit syndicaliste et libertaire, la pensée révolutionnaire a perdu en elle-même un contrepoids dont elle ne peut, sans déchoir, se priver. » Une telle déclaration rend compte à la fois de la profondeur du lien de Camus avec l’anarchisme et de la distance résiduelle qui l’en sépare.

Ce qui l’en rapproche, c’est d’abord une commune lecture de l’histoire du mouvement ouvrier, où Camus considère que « deux courants se sont manifestés […] : le premier, socialiste révolutionnaire (proudhonien et populiste), a été brisé par l’histoire. Le second, socialiste centraliste et césarien, ne parvient pas à équilibrer les conquêtes de la technique. » Mais au sein de cette division, il est bien clair que Camus a choisi son camp, par exemple lorsqu’il explique en 1958 dans La Révolution Prolétarienne que « la lutte entre socialisme libertaire et socialisme césarien n’est pas terminée et il ne peut y avoir de compromission du premier à l’égard de l’autre […] une renaissance du syndicalisme apolitique est indispensable » (p.262-263). Prolongeant cette vision partagée par anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, il écrit encore : « le grand événement du XXe siècle a été l’abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militarisé. Dès cet instant, un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres. » (p.241)

Mais il semble que pour Camus, la pensée libertaire ne puisse exister seule et qu’elle ne puisse valoir que comme un contrepoids à l’intérieur de la pensée révolutionnaire, celui qui vient la prémunir contre ses dérives. De même que chez Nietzsche, il n’est fait d’éloge du dionysiaque qu’en alliance avec l’apollinien, la pensée de midi du mouvement ouvrier serait celle qui conjuguerait la pensée libertaire avec un souci technique d’efficacité. Dans sa réponse à Leval, s’il saluait « la pensée libertaire, dont je crois […] que la société de demain ne pourra se passer », il affirmait aussi que son livre visait à « rendre plus efficace cette pensée et du même coup à affermir l’espoir, et la chance, des derniers hommes libres. » Signalons encore que contrairement aux anarchistes, Camus n’excluait pas de se rallier ponctuellement à des solutions libérales, étatiques et réformistes – d’où son bref soutien à Mendès-France à la fin de l’année 1955, sans doute en vue d’une solution à la crise algérienne.

Le rapport de Camus à ce qu’il nomme encore le « génie libertaire » vient aussi éclairer d’un jour nouveau la pensée du tragique et de l’absurde qu’on trouve dans Le Mythe de Sisyphe, lorsqu’il évoque « le dur devoir de la liberté […] ce dur devoir qui n’en finit plus » et que l’expérience espagnole l’a conduit « à accepter sans défaillance » (p.147). Il est enfin possible de soutenir que la proximité de Camus avec les libertaires s’exprime dans un même rapport de défiance envers la politique et la prosternation devant l’histoire. Lorsque Camus déclare qu’« un gouvernement, par définition, n’a pas de conscience. Il a, parfois, une politique, et c’est tout » (p.143), il faut se rappeler le sens très négatif qu’a la notion de politique, toujours associée chez lui aux « alibis du réalisme et de l’efficacité » (p.161). On songe alors à ces déclarations à tonalité libertaire qui parsèment déjà ses textes publiés dans Combat à la fin des années 1940, et notamment celle-ci : « Pour les plus simples d’entre nous, le mal de l’époque se définit par ses effets. Il s’appelle l’État, policier ou bureaucratique. Sa prolifération dans tous les pays, sous les prétextes idéologiques les plus divers, l’insultante sécurité que lui donnent les moyens mécaniques et psychologiques de la répression, en font un danger mortel pour ce qu’il y a de meilleur en chacun de nous. De ce point de vue, la société politique contemporaine, quel que soit son contenu, est méprisable. […] C’est notre société politique entière qui nous fait lever le cœur. Et il n’y aura ainsi de salut que lorsque tous ceux qui valent encore quelque chose l’auront répudiée dans son entier, pour chercher, ailleurs que dans ses contradictions insolubles, le chemin de la rénovation. »9

Au lecteur de ce recueil, la compagnonnage de Camus avec les libertaires de son temps apparaît bien plus profond que celui d’autres intellectuels qui, à l’époque, virent aussi dans l’anarchisme une voie pour maintenir un idéal d’émancipation à distance du stalinisme et de l’anti-communisme pro-américain. C’est qu’au-delà du contexte historique et politique qui donnait à Camus le sentiment qu’était venu « le temps des irréductibles, voués désormais à la défense inconditionnelle de la liberté » (p.255), des affinités bien réelles lient l’écrivain français au mouvement libertaire : attachement à l’Espagne, refus des légitimations officielles de la violence, rejet conjoint du colonialisme et du nationalisme, pensée de la révolte, aversion pour la politique et l’historicisme, ou encore conception de la lutte selon laquelle « la liberté n’est pas un cadeau qu’on reçoit d’un État ou d’un chef, mais un bien que l’on conquiert tous les jours, par l’effort de chacun et l’union de tous. » (p.247) Dans un monde qui, comme celui que déplorait Camus au cours des années 1950, demeure « composé pour les trois quarts de policiers ou d’admirateurs de policiers »10, on ne saurait trop souligner l’intérêt qu’il y a à relire au moins une partie de la production de Camus à la lumière de ces affinités.

Jean-Christophe Angaut

1 Albert Camus (& alii), Écrits libertaires (1948-1960), rassemblés et présentés par Lou Marin, Paris, Indigène Éditions, 2016. Il s’agit de la réédition d’un livre publié une première fois sous le titre Albert Camus et les libertaires, Paris, Égrégores Éditions, 2008. La pagination indiquée dans le corps du texte est celle de cette récente réédition.

2 Titre de l’article que lui consacra le militant de la CNT Fernando Gómez Pelaez dans Le Monde Libertaire en février 1960.

3 Albert Camus, « Ce que je dois à l’Espagne », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. IV, 2006, p.594.

4 Sur cette complicité, voir M. Enckell, « Albert Camus, un copain », in Le Don de la liberté. Les relations d’Albert Camus avec les libertaires, Arles, Les Rencontres méditerranéennes Albert Camus / Éditions de la nuit, 2009, p.65-76.

5 Albert Camus, « L’avenir algérien », L’Express, 23 juillet 1955. Il est donc erroné de voir en Camus quelqu’un dont les écrits justifieraient une violence contre-terroriste de l’État français au nom de l’antériorité de pratiques terroristes au sein du mouvement algérien.

6 Raymond Aron, L’Algérie et la République, Paris, Plon, 1958, p.107.

7 Rappelons que l’attribution de cette phrase à Camus, tout autant que le sens qui lui revient demeurent en débat, et qu’on ne saurait y trouver le résumé de ce que Camus pensait de la question algérienne.

8 Voir notamment l’essai d’Edward W. Said « Albert Camus ou l’inconscient colonial », repris dans Culture et impérialisme [1993], Paris, Fayard, 2000.

9 Cela malgré les travaux d’historiens comme Mohammed Larbi, qui ont déconstruit dès les années 1970 l’histoire officielle de l’indépendance algérienne.

10 Solution qu’il présente dans le texte « Algérie 1958 », joint en annexe du recueil Actuelles III. Chroniques algériennes, Paris, Gallimard, 1958.

11 Dans L’Express, Camus écrivait ainsi en 1957 : « Il faut considérer la revendication d’indépendance nationale algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe, dont l’Égypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête et que, pour le moment la Russie utilise à des fins de stratégie antioccidentale. » (Œuvres complètes, vol. IV, op. cit., p.389)

12 Albert Camus, « Pourquoi l’Espagne ? Réponse à Gabriel Marcel », Combat, 25 novembre 1948 (repris dans Œuvres complètes, op. cit., vol. II, p.483).

13 Albert Camus, Carnets, III, Paris, Gallimard, 1989, p.99.

Texte paru dans la revue Critique n° 859