Freinet et le P.C. [ partie 2]

Freinet et le P.C. [partie 2]

Les Staliniens contre FREINET : Le maître d’oeuvre de toute cette campagne orchestrée contre FREINET en est Georges COGNIOT [11]. C’est un homme qui connaît bien FREINET, avec qui il a milité dans l’entre-deux-guerres sur le plan syndical. Membre du Comité Central du P.C.F. cet intellectuel est chargé des questions d’éducation et de culture. Il est l’un des fondateurs et animateurs de la revue La Nouvelle Critique, lancée fin 1948en direction des cadres du Parti et des milieux intellectuels et universitaires, et qui se révèle être aussi un outil de propagande idéologique et de combat favorable à l’orientation politique moscoutaire durant ces années de guerre froide. De nombreux enseignants communistes y sont abonnés. COGNIOT va alors demander à un jeune professeur de philosophie, Georges SNYDERS, d’y lancer la première attaque contre la pédagogie de FREINET et aussi contre les contenus des publications documentaires des Bibliothèques de Travail (B.T.). Dans un article d’avril 1950 du N° 15 de La Nouvelle Critique intitulé : « Où va la pédagogie “nouvelle” ? A propos de la méthode Freinet », SNYDERS va classer FREINET, taxé de « mystificateur gauchiste », dans le camp des pédagogues réformistes et « petit-bourgeois » proche des pédagogues anglo-saxons et suisses comme DEWEY, PIAGET et DOTTRENS. Son argumentation s’appuie sur des citations de JDANOV, MARX et LÉNINE bien sûr, renvoie les lecteurs aux écrits de COGNIOT (naturellement), à l’oeuvre de WALLON et des mouvements organisés autour de lui (G.F.E.N. s’entend… ben voyons !), et conclut avec emphase sur le chemin tracé par MAKARENKO [12] et les réalisations soviétiques, annonciatrices du bonheur universel et de lendemains qui chantent !

Dans les numéros qui suivent, c’est au tour de Fernande SECLET-RIOU, secrétaire de WALLON d’intervenir. Dans son article « Les méthodes Freinet ne représentent pas toute l’éducation nouvelle », parlant au nom du G.F.E.N. et de la F.E.N.-C.G.T., elle concède quand même à FREINET la mise au point de quelques techniques, d’ailleurs « récupérables par l’école bourgeoise ». Et de citer L’éducation communiste de Mikhail KALININE, édité par « La Nouvelle Critique », ainsi que les interventions de COGNIOT évidemment. Et Roger GARAUDY [13] de se livrer à une longue analyse du livre d’Élise FREINET Naissance d’une pédagogie populaire. Il s’attaque au postulat de la « spontanéité » enfantine, de « l’expression libre », et décrète que l’idéal de « coopérative » est « imprégné d’une idéologie petite-bourgeoise du type proudhonien » qui aboutit à l’exaltation « gionesque » de la vie artisanale et rurale ! Et de conseiller, lui aussi, aux lecteurs de lire le livre de KALININE L’éducation communiste.

FREINET n’enverra aucun texte, aucun démenti, mais parlera de ces attaques dans L’Éducateur du 15 avril : « […] Nous n’avons jamais retrouvé l’équivalent, même dans les revues les plus réactionnaires » … « Critiquer du haut de la chaire est chose facile, mais réaliser dans la vie, unir la théorie à la pratique, n’est certainement pas l’affaire des fanfarons de la théorie pure ». Par contre de nombreux communistes, adhérents de l’I.C.E.M. et de la C.E.L. vont réagir et envoyer des réponses argumentées, démentant et infirmant les allégations de SNYDERS dans « La Nouvelle Critique » . Ce dernier, dans un second article du N° 18 (juillet-août) « Un exemple de socialisme utopique : FREINET – réponses aux objections » va donner sa pleine mesure. Jugeons-en par ces quelques extraits, en guise de florilège :

 « Pour FREINET, MARX et ENGELS, LÉNINE et STALINE n’ont pas existé : il n’y fait jamais la moindre allusion … » – « Que peut être une idéologie qui se veut révolutionnaire et qui ignore le marxisme ? Elle retrouve tout naturellement les vieux socialismes utopiques anarchisants – mais sans rien de leur apport créateur … » – « Et cette mystification bourgeoise trouve un étrange appui dans l’anarchisme utopique. » Puis « La Nouvelle Critique » publie quelques lettres qui lui sont adressées, triées sur le volet, et quand même, avec toutefois une condescendance certaine, la verte et cinglante réponse d’Élise FREINET dans le N°24 de mars 1951 … mais tronquée bien entendu ! Celle-ci prend un malin plaisir à truffer son article de citations bien choisies de STALINE et de LÉNINE, se gaussant de ces « professeurs, de ces Messieurs les agrégés, pour qui la chose essentielle qu’ils veulent voir, c’est la théorie marxiste formulée noir sur blanc, à propos de tout et à propos de rien. » ; et aussi : « N’essayons pas de savoir si dans leurs soucis de pères de famille SNYDERS et GARAUDY préfèrent voir leurs fils briller sur les thèmes de la lutte de classe dès la maternelle plutôt que de les voir apprendre à lire couramment, suivre leur programmes ou passer leurs examens ! ». En juin 1951, dans le N° 27, c’est COGNIOT en personne qui met un terme au débat, dans un article intitulé « Après la discussion sur l’« Éducation moderne » – Remarques préalables à un essai de bilan ». Il se veut conciliateur et, dans le style chafouin qu’il aime adopter, s’adressant au « camarade » FREINET, il aborde le problème des buts, du contenu, des méthodes de l’éducation du point de vue marxiste qui est le sien, avec force citations et références à STALINE et LÉNINE, à THOREZ aussi, mais bien entendu surtout aux « Oeuvres pédagogiques » du « grand MAKARENKO (admirable représentant de la pédagogie contemporaine) » dont l’ouvrage « le Chemin de la vie » paru en français en 1950 contient, dit-il, une excellente introduction de Mme SECLET-RIOU ! Et son article s’achève sur un chapitre qu’il appelle « la démagogie de l’éducation « libre » », où il met en garde contre l’a-moralité de la spontanéité, le laisser-aller de cette éducation libre … prônant au contraire les vertus de l’éducation morale « populaire » du magistère de l’éducateur « populaire », qui éduque et discipline la conscience morale des élèves, par un travail consciencieux et discipliné, et où la formation la meilleure de l’enfant est de participer (par exemple) … aux manifestations du Premier Mai, afin de développer en lui sa conscience politique ! ! ! Et, après avoir exécuté sans appel DEWEY, RABELAIS, MONTAIGNE et ROUSSEAU, de conclure de manière péremptoire : « La question est de savoir si, de notre temps, la théorie pédagogique de C. FREINET et de son groupe exprime les intérêts du prolétariat de ce pays et de tout le camp de la démocratie et de la paix en France. » On aurait pu croire que la joute en serait restée là, et d’ailleurs FREINET écrira personnellement à COGNIOT pour tenter un ultime dialogue, mais n’obtiendra jamais de réponse. Au contraire c’était mal connaître l’acharnement dont le P.C.F. est alors capable. Le relais va être pris par une nouvelle revue syndicale enseignante qui démarre en octobre 1951 :» L’École et la Nation » dont le directeur est Étienne FAJON [14], autre Stalinien d’envergure dans l’appareil du Parti.

FREINET, qui le connaît bien pour avoir aussi milité avec lui à la Fédération de l’Enseignement Unitaire dans l’entre-deux-guerres, va tenter de renouer le dialogue avec les communistes (dont il se sent toujours proche, du moins dans l’esprit « vieux-bolchéviques de 1917 »), et propose sa collaboration à la revue. Il n’obtiendra comme réponse que de nouveaux articles qui, reprenant les arguments de « La nouvelle Critique », l’accusent lui et son Mouvement de collaborer avec la réaction ! Rien de moins ! Et cette accusation est parfaitement stupide surtout quand on sait qu’une énorme proportion des militants de l’I.C.E.M. adhèrent à la tendance syndicaliste-révolutionnaire de L’École Émancipée dans la Fédération de l’Éducation Nationale…WALLON en personne participe à l’offensive, en critiquant les conceptions pédagogiques de FREINET, avec toujours bien entendu la complicité de sa secrétaire, « LA » SECLET-RIOU comme l’appelait dédaigneusement FREINET. Ces attaques continueront jusqu’en 1954, et alimenteront au sein même de l’I.C.E.M. les initiatives de communistes orthodoxes, comme André FONTANIER et Suzanne DUBOIS, bien rodés aux techniques de l’activité fractionnelle.

Mieux encore, c’est au sein de l’entreprise de la C.E.L., entreprise coopérative dont FREINET assume le poste de Directeur, avec un Conseil d’Administration élu, que le P.C.F. va porter également ses coups dès 1952.

La plupart des employés et ouvriers de la Coopérative sont syndiqués à la C.G.T., et il existe aussi dans l’entreprise une « cellule » du Parti. Jusqu’alors il n’y a guère eu de conflits, car les problèmes se règlent d’ordinaire rapidement, dans un climat de grande confiance, notamment en ce qui concerne l’embauche temporaire de personnels pour répondre à la surcharge de travail liée aux commandes, correspondant au premier trimestre de la rentrée scolaire. D’autre part les salaires pratiqués y sont supérieurs à ce qui est imposé par la convention collective de branche (avec parfois de légers retards dans le versement des salaires, dus à des problèmes conjoncturels de trésorerie). En janvier 1952, à l’instigation de la section de Cannes et surtout de la Fédération des Alpes Maritimes du P.C.F., et obéissant à des consignes venant de la hiérarchie, des membres communistes du personnel de la C.E.L. s’opposent au licenciement pourtant prévu habituellement des travailleurs embauchés temporairement. Comme de bien entendu, la section syndicale C.G.T. de la C.E.L. renchérit, rompant les franches relations avec la direction, et va utiliser toutes les formes d’action, allant jusqu’au sabotage dans l’entreprise, pour tenter de déstabiliser et déconsidérer FREINET. Les incidents se multiplient, comme le conflit délibéré d’un ouvrier (ancien militaire, engagé volontaire en Indochine !) avec son contremaître (José-Luis MORAN, qui fut l’un de ces petits Espagnols hébergés à l’École Freinet pendant la guerre d’Espagne). Le P.C.F. et la C.G.T. soutiennent l’ouvrier, et les journaux communistes et cégétistes locaux, avec comme il se doit les relais de « L’École et la Nation » et de La Nouvelle Critique, mènent une campagne musclée contre « FREINET patron de choc », « Les méthodes patronales de FREINET », « Quand FREINET se démasque »… et autres titres aussi frontaux et directs. Pour parer à un éventuel retour – quoique peu probable – de FREINET et d’Élise au Parti, la « cellule » communiste de la C.E.L. est dissoute par la Fédération des Alpes Maritimes, et ses militants invités à se réinscrire ailleurs à Cannes [15]. Cette campagne est aussi parallèlement destinée à alimenter les arguments des enseignants communistes orthodoxes qui, au sein même du Mouvement, contestent le leadership de FREINET, et qui tentent d’obtenir que leur liste de candidatures aux postes du Conseil d’Administration, conduite par FONTANIER, devienne majoritaire et prenne le contrôle d’une C.E.L. qui tomberait ainsi dans l’escarcelle du Parti.

Ces tentatives échouent, et le C.A. de la C.E.L. soutient énergiquement FREINET en prenant les décisions nécessaires pour sauvegarder l’autonomie de l’entreprise coopérative contre toutes les velléités qui se feront encore jour sporadiquement jusqu’en 1954, au Congrès de Chalons sur Saône où sera adoptée la Charte de l’École Moderne. Quelques militants communistes, par fidélité à leur parti, préfèrent faire le choix de quitter le Mouvement, mais il y a finalement très peu d’entre eux à rejoindre le G.F.E.N. Dans beaucoup de départements cette rupture est vécue comme un véritable déchirement (quelques uns vont d’ailleurs revenir sur leur décision peu après, en 1956, quand leurs yeux se dessillent lors de l’écrasement par les chars soviétiques de la révolution populaire en Hongrie, politique que le P.C.F. approuve et justifie sans réserves !).

Cependant beaucoup de communistes choisissent de rester, de garder leurs habitudes de compagnonnage, désapprouvant toutes les condamnations et jugements sectaires dont FREINET et le Mouvement continuent de faire l’objet de la part des Staliniens français. Quelques uns d’entre eux essaieront bien, dans les années suivantes, d’agir pour infléchir les positions doctrinales de la direction du Parti, mais ce sera bien entendu sans aucun succès. D’autres, écoeurés par toutes ces basses manoeuvres, préfèrent carrément quitter définitivement un Parti qui a utilisé de tels procédés. Ils rejoignent ainsi la grande majorité des adhérents de l’I.C.E.M. qui refusent l’embrigadement politicien .

Dans cette violente polémique avec le P.C.F., FREINET, l’I.C.E.M. et la C.E.L. se sont attirés la sympathie, notamment de quelques syndicalistes « majoritaires » de la F.E.N., socialistes et souvent anti-communistes. La tendance « minoritaire », avec sa revue L’École Émancipée,participe naturellement à la défense de FREINET (mais souvent en y mettant des réserves, car s’il est notoire que la très grande majorité des adhérents de l’I.C.E.M. sont également des militants actifs de cette tendance syndicaliste-révolutionnaire « historique », la réciproque n’est pas vrai, à savoir que tous les militants de l’É.É. ne sont pas adhérents de l’I.C.E.M.-C.E.L., loin s’en faut… surtout de la part des militants trotskystes !).

Les libertaires, à l’instigation entre autres d’Emmanuel MORMICHE et Jacques MÉTIVIER instituteurs des Deux-Sèvres, et d’Honoré ALZIARY du Var, lancent aussi de nombreux appels dans leurs revues et journaux pour soutenir FREINET et le Mouvement.

Cette offensive d’envergure du P.C.F. contre FREINET et son Mouvement se solde pour les Staliniens par un échec cuisant, qu’ils ne pardonneront jamais à FREINET.

Pour le Mouvement Freinet la dynamique constatée depuis la Libération connaît un temps d’arrêt indéniable, voire de difficultés, avec en corollaire un repliement identitaire défensif et une méfiance accrue envers tous les partis politiques (que ce soit la S.F.I.O. ou le P.C.F.) qui conduit à une marginalisation certaine dans le champ politique et social. Ses militants continuent par contre de privilégier l’action syndicale comme moyen de faire pression sur les pouvoirs politiques en place pour moderniser l’école. Quant à FREINET, profondément marqué et blessé par les dérives et les attaques de ce Parti Communiste en qui il avait mis les espoirs révolutionnaires de ses vingt ans pour changer le monde, c’est avec un déchirement certain qu’il rompra définitivement avec lui : « nous avons bien tiré l’échelle » et « pour ce qui me concerne, je suis persuadé que les ponts sont bien coupés » affirme-t-il désormais. Certes il a perdu beaucoup de ses illusions, et de ce fait un certain nombre des valeurs et repères idélogiques qui avaient guidé et donné un sens à son engagement comme à son action, mais continue de dire et d’écrire : « En ce qui me concerne, je n’ai jamais caché mon attitude politique. Aujourd’hui comme hier, je pense que nous devons lutter pour une société socialiste. Pour cette raison, c’est l’homme de demain que nous devons préparer. Notre éducation doit être une éducation en profondeur. Et c’est à l’Ecole qu’on doit la dispenser. Il ne s’agit pas de propagande ».

Épilogue…

(ou un acharnement poussé jusqu’au bout) 

Toutefois le conflit est encore loin d’être achevé. Curieusement il rebondit quelques années plus tard, à Cuba où la révolution conduite par Fidel CASTRO et ses barbus des Caraïbes a pris le pouvoir le 8 janvier 1959, chassant le dictateur BATISTA, et lésant de ce fait les intérêts du capitalisme nord-américain (nationalisation des terres, puis d’entreprises industrielles en août 1960). Afin d’asphyxier la révolution, les U.S.A. ont répliqué par un embargo sur la production sucrière de Cuba, principale production de l’île, ce qui conduit CASTRO pour survivre à se rapprocher des Soviétiques qui s’engagent à lui acheter la moitié de sa production. Il entre alors dans la sphère d’influence de l’U.R.S.S…. On connaît la triste suite !

A Cuba se trouvent de nombreux Espagnols, réfugiés politiques de la guerre civile et de la seconde guerre mondiale. Parmi eux quelques enseignants du Mouvement espagnol de l’Imprimerie à l’École, dont Herminio ALMENDROS. Inspecteur primaire en Catalogne, il fut l’un des fondateurs et animateurs du Mouvement dans les années 30, et l’instigateur de la création de l’École Freinet de Barcelone en 1937. Antifranquiste, il a participé à la guerre civile, puis a trouvé asile à Cuba en 1939 avec d’autres compagnons (Ramon COSTA-JOU). Toujours passionné par son métier, il se consacre à l’enseignement, d’abord dans une école privée, puis à l’Université d’Oriente à Santiago de Cuba en 1951. Herminio ALMENDROS s’engage aux côtés de la Révolution cubaine, et comme il est apprécié et connu du milieu intellectuel progressiste, CASTRO lui propose des postes importants dans le système éducatif que crée le gouvernement révolutionnaire. Il lui demande de faire des propositions pour une campagne d’alphabétisation de masse dans ce pays où la moitié des enfants ne sont pas scolarisés, et ALMENDROS propose le système des « cités scolaires ». Ainsi sera créée dans la Sierra Maestra, à titre expérimental, la cité scolaire « Camilo Cienfugos » qui regroupe tous les enfants analphabètes de la région. Et CASTRO, dans un discours radiodiffusé (fleuve, comme à son habitude) de vanter et recommander les bienfaits de l’École Moderne et des techniques de l’Imprimerie à l’École : « Les Cités Scolaires continuent. C’est là une entreprise révolutionnaire, entièrement nouvelle dont l’objectif précis est d’appeler, de rassembler tous les enfants isolés dans la montagne pour les faire vivre en véritable communauté dans ces centres … Aujourd’hui, dans nos Cités Scolaires, les enfants ont des imprimeries. Ils vont en promenade, visiter tout ce qui les intéresse dans la Nature ou dans le domaine de l’économie … Ils observent, racontent ce qu’ils ont vu, en discutent, demandent des explications, émettent toute une série d’idées, de projets très vivants et réels … Le meilleur travail de ces élèves est retenu, écrit au tableau, et à nouveau discuté avant que d’être imprimé … Par ailleurs, ils font de la peinture et toutes les techniques d’expression artistique … Ils disent les choses qu’ils ont observées aux champs, tous les événements de la campagne qu’ils ont vus, qu’ils ont vécus … C’est ainsi qu’ils s’habituent à utiliser l’écriture comme moyen d’expression de leurs idées … Alors se développera d’une manière fantastique l’intelligence vraie de ces enfants qui très certainement nous dépasseront dans tous les domaines » [16]. Et puis, brusquement, ALMENDROS est mis au rancart en 1962. Sa disgrâce est déguisée en promotion, et il est nommé « directeur de l’Edition pour les jeunes ». Son fils, le cinéaste Nestor ALMENDROS, qui dénoncera à maintes reprises et sous diverses formes le régime dictatorial mis en place par CASTRO, publie en 1986 en Espagne un petit livre intitulé CUBA : pedagogía y sectarismo [17], plus quelques articles dans El Pais où il explique comment son père fut persécuté en Espagne et trahi à Cuba, et dans quelles conditions le livre que ce dernier rédigea en 1963 « Campagne sectaire contre l’École Moderne » vient d’être édité, seulement 23 ans plus tard, à La Havane par les autorités castristes sous un autre titre : « La Escuela Moderna ¿reacción o progreso ? » [18]. Cette édition nationale est réalisée afin de contrer l’éventualité d’une édition étrangère, ce qui a le mérite de présenter un vernis de libéralisme culturel du régime, mais avec une préface qui met en garde le lecteur contre les idées de l’auteur !Herminio ALMENDROS y explique on ne peut plus clairement que ce sont des enseignants français communistes, lors de leur visite à Cuba, qui ont vivement conseillé aux autorités de renoncer aux méthodes Freinet. Et ces enseignants ne sont pas des inconnus puisqu’ils se nomment Georges COGNIOT, Roger GARAUDY, et Georges FOURNIAL (un des pires ennemis de FREINET selon l’auteur). A leur retour en France sera publié par la P.C.F. en 1962 un ouvrage collectif auquel GARAUDY et FOURNIAL participeront : « Éveil aux Amériques. CUBA », qui sera préfacé par Jacques DUCLOS. Relatant sa visite à la Cité Scolaire « Camilo Cienfuegos », FOURNIAL y dénonce sans appel» l’expérience des techniques artisanales d’une pédagogie vaguement anarchiste ».Herminio ALMENDROS analyse les raisons de cette opposition et remonte à la campagne dont FREINET a fait les frais en France, et dont il a toujours été tenu au courant, et ses répercussions ensuite à Cuba. Nestor ALMENDROS, dans un courrier adressé aux « Amis de FREINET » (reproduit avec tout un dossier sur le sujet dans le Bulletin N° 48 de décembre 1987), écrit ceci :

« … Oui, je connaissais ce discours de Fidel Castro favorable à l’expérience éducative nouvelle tentée par mon père aux premiers temps de la Révolution cubaine. Mais, il ne faut pas oublier que, à l’époque, le nouveau régime n’avait pas encore jusqu’à 1961, un gouvernement de coalition où étaient représentés plusieurs tendances. F. Castro a changé totalement de cap du point de vue idéologique dès qu’il s’est allié avec le bloc soviétique. N’étant pas un pédagogue, il s’est laissé conseiller par les communistes français visitant Cuba à l’occasion (Fournial, Garaudy, etc…) et aussi par les pédagogues soviétiques et de la R.D.A. Depuis Castro n’a plus parlé de la Méthode FREINET. Le Ministère d’Education cubain a même détruit les petites presses à main qui allaient être distribuées. C’est cela justement le sujet du livre de mon père (en grande partie)… » Dans son ouvrage « CUBA : pedagogía y sectarismo » l’auteur précise : « On ne peut pas laisser de côté un autre facteur : le principal instrument de travail de l’Ecole Moderne est une petite presse à main d’utilisation facile. Les enfants composaient des textes, avec des lettres, mettaient de l’encre et imprimaient des feuillets qu’ils échangeaient avec d’autre écoles. Danger mortel ! Si la méthode se généralisait, il y aurait des centaines, des milliers de presses à la portée de n’importe qui, dans tout le pays. Que de tentations pour que fleurissent dans le futur les célèbres « samizdats » si craints dans les pays communistes ! » [19].

Tout autre commentaire paraît ici superflu. Pour exemple il suffit de se référer également à ce qui se passe encore aujourd’hui, dans la Chine communiste, où les printemps des droits de l’homme à Pékin ont bien du mal à poindre, et où les auteurs de « samizdats » sont toujours impitoyablement pourchassés, arrêtés et rééduqués ! Quant à l’éducation caporalisée qui y est dispensée, inutile d’envisager que des journaux scolaires montrant l’expression libre et la créativité des enfants puissent un seul instant y fleurir … Jusqu’au bout la hargne venimeuse des Staliniens accompagnera FREINET, jusqu’à cet article paru dans « L’Humanité » du 19 juillet 1966, onze jours après sa mort, et sous la plume de sa pire ennemie Fernande SECLET-RIOU : « FREINET et l’École Moderne. Fut-il un pédagogue de progrès ? » Le « cas FREINET » y est décrit comme un personnage pittoresque, original, un révolté anarchisant plus qu’un révolutionnaire, faisant preuve d’un anti-intellectualisme déconcertant. Son intelligence semble-t-il accédait malaisément aux idées générales pour lesquelles il affichait un certain mépris. Mégalomane, il sous-estima l’oeuvre de Henri WALLON, traita cavalièrement le grand savant Paul LANGEVIN. La question de savoir s’il fut « démocrate » n’est pas résolue. Et la phrase de conclusion vaut son pesant de jésuitisme : « S’il commit des erreurs pédagogiques et politiques graves, il n’en demeure pas moins qu’il aima son métier pour le vouloir perfectionner. A cause de cela, il doit être mis au rang des hommes de bonne volonté. » En cette année de célébration du Centenaire de FREINET, trente années après, le Parti Communiste semble avoir corrigé sensiblement son opinion, et Christian CARRÈRE peut écrire dans « L’Humanité » du 10 août 1996 : « … Dommage qu’à l’époque le PCF, auquel il a appartenu, ait jugé utile d’apporter dans ce débat un point de vue qui relevait d’ailleurs plus de l’anathème que de la critique. » Pour notre part, nous préférons lire la prose du « Canard Enchaîné » du 9 novembre 1966 qui écrivait dans un article de propositions des lecteurs pour un prix Nobel de la paix (où furent plébiscités Louis LECOIN et Jean ROSTAND) : « … Et enfin, à titre posthume, car il vient hélas ! de mourir, le grand pédagogue FREINET, grâce à qui, dans des milliers de classes, maîtres et enfants travaillent dans la paix et la joie ».

Et cette amitié lucide du « Canard » perdure encore au 1er novembre 1995 dans cet article « Le plan effigie-pirate » dû à Frédéric Pagès (également ancien instituteur « Freinet ») : « Célestin FREINET n’aura pas droit à un timbre. A l’occasion du centième anniversaire de sa naissance (1896), le célèbre pédagogue, fondateur d’un mouvement mondialement reconnu, n’a pas été jugé digne d’être honoré par la Poste française, qui lui a préféré entre autres les illustrissimes Jacques Rueff, Jacques Marette et même la « maison natale de Jeanne d’Arc ». Il est vrai que Célestin Freinet, à qui on doit l’invention de la correspondance interscolaire, n’était pas du genre cul-bénit : laïque, graine d’anar et antimilitariste. Mais le ministre Fillon en a décidé ainsi. Pas de timbre sur Freinet, ses écoles, sa méthode … Avec la Pucelle, c’est sûr, on sera mieux affranchi. »

Henri PORTIER

Commission Histoire des « Amis de Freinet »

Notes

[11] Georges COGNIOT : Adhère au Parti Communiste à 20 ans en 1921, année où il est reçu à l’École Normale Supérieure ; puis agrégation des Lettres en 1924. Permanent en 1928 de la fédération de l’Internationale de l’Enseignement (dépendant du Komintern) et animateur de la tendance M.O.R. de la Fédération Unitaire C.G.T.U. Suppléant au Comité Central en 1936, année où il est élu député de Paris. Représentant du Parti français à Moscou auprès de l’Internationale. Rédacteur en chef de L’Humanité en 1938. Résistant, il est réélu député à la Libération. Membre du Comité Central il travaille pour le Kominform et la politique de STALINE dont il est le très zélé serviteur avec DUCLOS. Secrétaire particulier de THOREZ de 1953 à 1964. Sénateur il fonde l’Institut THOREZ. Archétype de l’apparatchik stalinien du P.C.F.

[12]Anton MAKARENKO : Professeur d’Histoire ukrainien, fonde dès 1920 les fameuses « colonies » ukrainiennes destinées à accueillir des orphelins de la guerre civile, puis de la grande famine qui suit. Ces colonies de rééducation baptisées « Gorki », puis « Dzerjinski » du nom du patron de Makarenko, ministre-sinistre et chef de la Tchéka (puis Guépéou, puis NKVD), n’avaient rien de colonies de vacances… Le knout était couramment utilisé, et des mômes se pendirent dans ces bagnes pour enfants ! Quant aux écrits de MAKARENKO, ce sont des écrits de propagande pour décrire sous forme romancée le vert paradis du socialisme à la sauce stalinienne. Le régime s’en servit abondamment, surtout après 1945 où Poème pédagogique et autres drapeaux sur les tours… furent diffusés en Occident. Le régime en fit même un film à très grand succès dès 1930 de Nicolas EKK, le premier film parlant soviétique : Le chemin de la vie. La plupart de ces jeunes encasernés, encadrés militairement et le crâne bourré de préceptes idéologiques, devinrent par la suite de brillants militaires et… policiers du régime. Tous les gosses rebelles ou réfractaires, comme par exemple les enfants des parents anarchistes-makhnovistes, furent « dressés » avec un statut très particulier de « fils de brigands » ! Et les adolescents contestataires envoyés dans des goulags …

[13] Roger GARAUDY : Cet universitaire catholique et marxiste, membre du Parti, sert alors de faire-valoir à la politique de la main tendue des communistes aux chrétiens. Inutile d’épiloguer sur la carrière de ce triste sire qui, aujourd’hui converti à l’Islam, est devenu le parangon des thèses révisionnistes d’extrême-droite (cautionné dans ses allégations par un certain Abbé Pierre). La vieillesse ne peut hélas tout expliquer !

[14] Étienne FAJON : Instituteur, membre du Parti depuis 1926. Révoqué de l’enseignement en 1931. Membre du Comité Central en 1932, puis député de Courbevoie en 1936. Arrêté et déporté en Algérie en 1940. Au Comité Central en 1943 à Alger, il devient titulaire du Bureau Politique en 1947, et participe avec DUCLOS aux réunions du Kominform. Modèle de l’inconditionnel à THOREZ et à STALINE, il est Secrétaire du Parti de 54 à 56, puis devient directeur de L’Humanitéen 58.

[15] Cette technique de dissolution de la cellule sera utilisée en 1970 par le Parti pour éliminer un autre contestataire  : Charles TILLON, l’un des fondateurs du Mouvement communiste de Résistance des F.T.P.F. et ancien ministre à la Libération, qui avait osé dénoncer la collaboration active pendant la guerre, comme travailleur volontaire en Allemagne nazie… d’un certain Georges MARCHAIS, devenu Secrétaire général du P.C.F. par la suite.
En effet, selon les statuts du Parti, c’est la cellule elle-même qui est seule habilitée à prononcer l’exclusion du Parti de l’un de ses membres. Et quand elle se refuse à le faire, et donc à obéir aux ordres venus de plus haut… c’est à la Fédération départementale de dissoudre ladite cellule. Rien de plus simple !

[16] Discours reproduit en partie, et présenté par FREINET, dans L’Éducateur N° 2, du 15 octobre 1961.

[17]  Nestor ALMENDROS : Né à Barcelone en 1930, il rejoint son père exilé à Cuba en 1948. Étudiant en philosophie et en lettres, il réalise quelques films d’amateur. Suit des cours de cinéma à New York et à Rome. Rejoint Cuba à la chute de BATISTA et y réalise une vingtaine de courts métrages documentaires. Puis il s’exile en France en 1961, et son film « Gente en la playa » est interdit à Cuba. Sa carrière se poursuit comme chef opérateur avec les réalisateurs de la Nouvelle Vague (ROHMER, TRUFFAUT…). En 1984 il réalise un documentaire très critique sur Cuba « Mauvaise conduite ». Décédé en 1992.

[18]  Herminio ALMENDROS, La Escuela Moderna ¿ reacción o progreso ?,Editorial de ciencias sociales, La Habana, 1985.

[19]  Les presses détruites avaient été commandées à la C.E.L. à Cannes.
A noter aussi que, pendant la seconde guerre mondiale, des instituteurs résistants se servirent de ces « petites presses C.E.L. » pour tirer des tracts appelant à lutter contre les occupants nazis et les collaborateurs.