Jean Vigo : Entre la poésie et la révolte

Jean Vigo : Entre la poésie et la révolte

La vie du cinéaste Jean Vigo fut courte (1905-1934). Il a réalisé seulement quatre films dont la durée totale n’atteint pas trois heures. Mais L’Atalante et Zéro de conduite sont des films remarquables par leur poésie et leur esprit de révolte.

ALMEREYDA Il n’est pas possible de parler de Jean Vigo sans évoquer la vie de son père Miguel Almereyda. Sa mort dramatique en 1917 allait profondément marquer Jean Vigo. Né en 1883, il vient à Paris à l’âge de quinze ans et exerce le métier de photographe. Il fréquente les milieux anarchistes et connaît bien vite la prison. Il sera condamné pour vol puis pour fabrication d’explosifs et pour divers délits de presse. Il collabore au Libertaire de Sébastien Faure.  Il abandonne son vrai nom (Eugène Bonaventure de Vigo) pour le pseudonyme d’Almereyda (anagramme de : y a de la merde !).

En 1903 Almereyda avait rencontré une militante, Emily Cléro. Leur fils, Jean Vigo dit Nono, naît en 1905. Jeanne Humbert (1890-1986), anarchiste et néo-malthusienne, raconte dans une brochure ce que furent les premières années de sa vie. ses parents vivaient dans une misère noire. Pour survivre, il leur est même arriver d’écouler de la fausse monnaie. lorsque Jeanne voit Jean pour la première fois, il se trouve enveloppé dans un tas de chiffons dans la chambre d’un hôtel de dernière catégorie. Jeanne sera nommée marraine laïque et s’occupera parfois pendant des semaines entières du bébé. En effet quand il n’est pas trimbalé de salles de réunions en bistrots, il est oublié chez des amis pendant plusieurs jours. Ces conditions de vie difficiles auront probablement des conséquences sur la santé de Jean.

Après avoir participé au Congrès antimilitariste d’Amsterdam, Almereyda crée en 1906 le journal La Guerre sociale aux côtés de Gustave Hervé, socialiste révolutionnaire. Il crée également les Jeunes gardes révolutionnaires qui se battent dans la rue avec les royalistes mais aussi avec les individualistes du journal L’Anarchie. Peu à peu il va s’éloigner des idées libertaires. De pacifiste, il va devenir militariste révolutionnaire puis militariste tout court. En 1913, il crée le journal Le Bonnet rouge qui en 1914 soutien l’entrée en guerre de la France. Il est l’ami du ministre radical Louis Malvy duquel il obtient la non-application du carnet B. A l’entrée en guerre tous les révolutionnaires auraient dû se retrouver en prison. A la place, ils découvriront les tranchées !

La Guerre sociale puis Le Bonnet rouge avaient connu un énorme succès. Aussi, le train de vie d’Almereyda avait complètement changé : voitures, résidences, maîtresses… En 1917, constatant les dégâts de la guerre, il vire de bord, retrouve des positions pacifistes et soutient la Révolution russe. La droite et l’extrême-droite veulent sa peau. A travers lui, ce sont les ministres radicaux Caillaux et Malvy qui sont visés. une affaire de chèque d’origine étrangère sert de prétexte à son arrestation. Le 13 août 1917, il est retrouvé mort dans sa cellule. On ne sait toujours pas s’il s’agit d’un crime ou d’un accident (Almereyda était très malade et avait besoin de drogue).

Sébastien Faure portera un jugement très sévère sur Almereyda : « Il se proclamait anarchiste, croyait l’être et passait pour tel. Le fut-il réellement ? J’ai peine à le croire, tant il me paraît impossible qu’on cesse d’être anarchiste quand on l’a été vraiment, sérieusement, profondément ».Quoi qu’il en soit, pendant toute sa vie, Jean Vigo restera marqué par l’amour et le culte qu’il voue à son père. Il n’aura malheureusement pas le temps d’obtenir sa réhabilitation.

A douze ans, Jean Vigo est recueilli par Gabriel Aubès, beau-père de Miguel Almeyreda. Il doit dissimuler son identité car l’affaire du Bonnet rouge a causé un énorme scandale. Il connaît des années très difficiles : il est déjà atteint par la tuberculose, il est privé de son père, il est éloigné de sa mère qui se désintéresse de lui et il se retrouve dans un internat insupportable. Son séjour au collège de Millau de 1918 à 1922 lui inspirera la plupart des scènes de Zéro de conduite. De 1922 à 1925, il est au lycée de Chartres où il obtient le bac. Alors qu’il suit un traitement médical à Font-Romeu, il rencontre Lydou (Elisabeth Losinska), fille d’un industriel polonais. Ils s’installent ensuite à Nice.

A PROPOS DE NICE Jean Vigo sait qu’il veut devenir cinéaste . Grâce au père de Lydou, il peut s’acheter une caméra. Il rencontre Boris Kaufman. Né en 1906, celui-ci serait (on n’en est pas sûr) le frère du réalisateur soviétique Dziga Vertov (1895-1924), pionnier du cinéma documentaire, créateur du cinéma vérité. De la fin 1929 à mars 1930, Vigo et Kaufman vont arpenter les rues de Nice afin de réaliser leur premier film A propos de Nice.

Jean Vigo a dit d’A propos de Nice qu’il s’agissait d’un « point de vue documenté » et non d’un documentaire. Il est influencé par les théories de Vertov. Ce film est un regard satirique sur le monde fortuné des estivants. Nice est une ville qui vit du jeu. Vigo nous montre les grands hôtels, les étrangers, la roulette, tout un monde qui contraste avec les quartiers pauvres. Tout ce monde d’oisifs est voué à la mort. Il s’agit d’une violente critique sociale. Plusieurs scènes sont des métaphores : un cireur cire des pieds nus, une femme se retrouve soudain nue dans son fauteuil, un estivant semble frappé de paralysie…

Son premier film ayant obtenu un succès d’estime, Jean Vigo peut envisager sa carrière de cinéaste avec optimisme. En 1930 à Nice, il crée le ciné-club Les Amis du cinéma. Les adhérents purent y découvrir entre autres des films soviétiques. En 1931 il réalise un film de commande de onze minutes sur le champion de natation Jean Taris. Ce film est surtout remarquable pour les prises de vues sous-marines que Vigo réutilisera dans L’Atalante. La même année Jean et Lydou ont un e fille, Luce. Il obtient ensuite la commande d’un court-métrage sur le tennisman Henri Cochet mais le projet sera abandonné. En 1932 il rencontre à Paris Jacques-Louis Nounez. C’est un homme d’affaires qui aime le cinéma, il se sent proche de Vigo et accepte d’être son producteur.

ZERO DE CONDUITE Entre décembre 1932 et janvier 1933, Vigo tourne Zéro de conduite. Le directeur de la photo est Boris Kaufman, la musique est de Maurice Jaubert . C’est une oeuvre autobiographique puisque le film met en scène des enfants internes dans un collège. la discipline y est si sévère que les enfants préparent une conspiration. L’élève Tabard dit merde au professeur mielleux qui lui caressait la main. Convoqué chez le proviseur, sommé de s’expliquer, il n’a qu’une réponse : « Monsieur le professeur, je vous dis merde ! ». Cette réplique est inspirée d’une manchette de La Guerre sociale adressée au gouvernement par Almereyda : «Je vous dis merde ! ». Plus tard, la révolte éclate au dortoir. Les plumes volent, le surveillant est attaché sur son lit. le lendemain est le jour de la fête du collège. Les officiels invités (préfet, prêtre, militaire) reçoivent toutes sortes de projectiles de la part des enfants grimpés sur le toit. le désordre est général, le drapeau à tête de mort est hissé, les enfants s’enfuient sur les toits puis dans la campagne.

Zéro de conduite fut critiqué par le pouvoir. Les protestations furent nombreuses, notamment celle des Pères de famille organisés. Pour eux, le film faisait l’éloge de l’indiscipline et constituait une atteinte au prestige du corps enseignant. Après une projection unique, le film est interdit par la censure et les cinéphiles devront attendre 1945 pour le voir. Vigo avait pris le parti des enfants représentant l’imagination et la création contre les adultes, bourgeois hypocrites et méchants. Ce film n’est cependant pas manichéen car les enfants ne sont pas tous des saints : ils peuvent être eux aussi sournois et pervers. Zéro de conduite a une profonde sensibilité libertaire. Face aux entraves à la liberté et au bonheur, la révolte est nécessaire. Jean Vigo représente les tenants du pouvoir que sont l’Etat, l’Eglise et l’armée sous la forme de marionnettes qu’il faut abattre dans un grand jeu de massacre.

EVADE DU BAGNE Malgré la censure, Jacques-Louis Nounez a toujours confiance en Jean Vigo et est prêt à produire un nouveau film. Vigo a plusieurs projets. L’un deux Evadé du bagne nous intéresse plus particulièrement. il s’agit de l’adaptation de la vie d’Eugène Dieudonné. celui-ci était un anarchiste illégaliste lié aux membres de la Bande à Bonnot. A la fin de l’année 1911, Bonnot et ses compagnons avaient agressé à Paris un encaisseur de la Société générale pour lui voler 20000 francs en billets et 5000 francs en or. Des rafles ont lieu dans les milieux anarchistes. Dieudonné, ouvrier menuisier de 27 ans , familier du journal L’Anarchie, est arrêté ; l’encaisseur affirme le reconnaître alors qu’il assure qu’au moment des faits, il se trouvait à Nancy. Bien qu’innocenté par Jules Bonnot avant sa mort, par une lettre de Garnier et les déclarations de Raymond la Science au procès, Dieudonné est condamné à mort. Il sera gracié mais envoyé au bagne en Guyane.

Eugène Dieudonné tentera deux fois de s’évader mais il sera repris à chaque fois. La troisième tentative sera la bonne. Après avoir frôlé plusieurs fois la mort , il arrive au Brésil. Il est menacé d’extradition. Le célèbre journaliste Albert Londres prend sa défense et obtient sa grâce. Dieudonné rentre en France où il reprend son métier d’ébéniste. Lors de son procès en 1912, Almereyda l’avait soutenu. Jean Vigo connaissait bien Dieudonné qui avait fabriqué les meubles de son appartement. Il le charge d’ébaucher une première adaptation cinématographique d’après les textes d’Albert Londres. Dieudonné avait accepté de jouer son propre rôle et Vigo envisageait de tourner le film en Guyane même. Bien que très avancé, ce projet fut abandonné car les risques de censure étaient grands, les risques financiers également. En août 1933, Nounez confie à Vigo un scénario plus anodin. La censure ne pourra pas intervenir et Vigo pourra faire d’un sujet banal, une oeuvre personnelle. Ce film, L’Atalante sera le chef-d’oeuvre de Vigo mais également son dernier film.

L’ATALANTEL’Atalante fut tourné de novembre 1933 à janvier 1934. Le scénario original de Jean Guinée a été remanié en profondeur par Jean Vigo et Albert Riéra. Boris Kaufman est toujours directeur de la photo. Les décors sont de Francis Jourdain qui fut l’ami d’Almereyda. Le montage est de Louis Chavance qui avait des opinions libertaires. Ce film bénéficie de plus de moyens que les précédents. Il y a une véritable distribution : Michel Simon, Dita Parlo, Jean Dasté…


Un marinier épouse une jeune paysanne qui s’acclimate mal sur une péniche où règne un vieil original (Michel Simon). Lorsque la péniche arrive dans la banlieue de Paris, la femme quitte son mari. Tous deux sont désespérés mais ils se retrouvent et s’aiment à nouveau. Vigo a transformé un scénario d’une extrême banalité en un poème d’amour fou où la critique sociale n’est pas absente. Dès le début, lors de la noce seuls les mariés paraissent sympathiques ; le reste de l’assistance est ridicule et se tient à distance, hostile. Jean Vigo aborde les problèmes sociaux de son temps : il montre la campagne en cours d’industrialisation (pylônes, terrains vagues), des files de chômeurs, les conflits entre le marinier et son patron, le lynchage par la foule d’un voleur présumé. La cambuse de Michel Simon est un vrai bric-à-brac surréaliste : on y voit des mains coupées dans un bocal, des automates, un vieux phono qui émerveillent la jeune mariée. Le regard que porte Vigo sur le couple n’est pas moraliste ; il y a incompréhension entre les mariés et si la femme s’enfuit, c’est parce qu’elle veut échapper à la grisaille de la vie quotidienne. Le marinier doit plonger au fond de l’eau pour retrouver le visage de sa bien-aimée.

La critique réservera un bon accueil à L’Atalante.  Malheureusement la Gaumont, craignant la censure et ne trouvant pas le film assez commercial, le sortit sous une forme mutilée. Des scènes disparurent (Michel Simon faisant fumer la femme tatouée sur son ventre), une rengaine (Le chaland qui passe) fut substituée à la musique de Jaubert. Ce n’est que depuis quelques années que l’on peut voir une version plus conforme au travail de Vigo. Sa carrière cinématographique s’arrêtera là car il meurt en octobre 1934, sa femme Lydou mourra cinq ans plus tard.

Jean Vigo a été marqué par son enfance mal vécue et le souvenir obsédant d’un père assassiné. Il sera révolté contre une société opprimante. Il continuera a fréquenter les amis de son père : Francis Jourdain, Fernand Desprès, Victor Méric, Jeanne Humbert. plusieurs d’entre eux, enthousiasmés par la Révolution russe, ont rejoint les rangs du Parti communiste. Jean Vigo n’y adhérera pas car il est partisan d’un rassemblement de toutes les formes de gauche. Il reste en contact avec les journaux anarchistes auxquels il envoie des invitations pour la présentation de ses films. Il assiste à Nice à une conférence de Jeanne Humbert et lit avec attention son journal La Grande réforme. En 1932, il prend part aux activités de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires). Après l’émeute fasciste du 6 février 1934, il signe l’appel à l’unité de toutes les forces ouvrières qui sera adressé entre autres à l’Union anarchiste.

Chaque année le Prix Jean Vigo récompense l’auteur « d’un film qui se caractérise par l’indépendance de son esprit et la qualité de sa réalisation ». les films de Jean Vigo ont influencé plusieurs cinéastes français. pour conclure, laissons la parole à François Truffaut : « J’ai eu le bonheur de découvrir les films de Jean Vigo en une seule séance, un samedi après-midi de 1946, au Sèvres-Pathé, grâce au Ciné-club de la chambre noire animé par André Bazin… J’ignorais en entrant dans la salle jusqu’au nom de Jean Vigo mais je fus pris aussitôt d’une admiration éperdue pour cette oeuvre dont la totalité n’atteint pas deux cents minutes de projection ».


Felip Equy