Kafka et les anarchistes

Kafka et les anarchistes

Présentation du livre par l’éditeur

Dans les essais qui sont rassemblés dans ce livre. nous tentons donc, fidèles aussi bien aux écrits de Kafka lui-même qu’aux témoignages biographiques disponibles. de restituer la dimension réelle des intérêts de Kafka pour l’anarchisme, sans pour autant ni les amplifier ni les minimiser, comme s’il était interdit à un écrivain important d’être séduit par les idées anarchistes .
Nous ne prétendons pas bien sûr que cette grille de lecture ouvre toutes les portes de l’immense édifice que constitue l’œuvre de Kafka. Au contraire. Cependant, la question n’est pas résolue de savoir pourquoi la critique officielle a préféré laisser hermétiquement fermée cette porte – la porte qui permet de découvrir la critique exercée par cet exceptionnel « dissecteur du pouvoir » – nous livrant ainsi une image incomplète de ce grand écrivain.

Costas Despiniadis est né en 1978.en Grèce, et vit à Thessalonique.
Il a créé en 2001 la revue et les éditions Ponopticon. Entant que traducteur et éditeur, il a collaboré avec de nombreuses maisons d’édition grecques. Certains de ses textes et livres ont été traduits en français, en allemand, en anglais, en macédonien, en bulgare et en espagnol.

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Franz kafka portrait de fabrizio-Cassetta

Extraits du livre

Je pense qu’il est intéressant d’analyser plus  avant quelques positions de Kafka: la vie de  fonctionnaire, le journalisme, la richesse , l’absence  de vie réelle, la soumission volontaire , le  nationalisme , le militarisme, le bolchevisme ,  la bureaucratie, la religion, l’aliénation de  l’homme par le travail mécanisé , le taylorisme  … en deux mots tout thème politique ou social qui pouvait occuper un Européen des débuts du XXe siècle! Sa critique est toujours opportune et fulgurante. Ses paroles me donnent toujours l’impression d’un homme qui envoie de toute urgence des télégrammes à un destinataire inconnu pour l’avertir d’une catastrophe imminente et incertaine. Les propos comme l’œuvre entière de Kafka semblent miner, non sans raison, tout l’édifice social. Voici, à titre indicatif, quelques-uns de ces jugements, qualifiés de «télégrammes extrêmement urgents ».

Vie de fonctionnaire-fonctionnaires

Kafka a une fois comparé les fonctionnaires à des bourreaux : « Un bourreau de nos jours est un fonctionnaire respectable. L’esprit pragmatique du fonctionnariat lui assure un bon salaire . Par conséquent, pourquoi n’y aurait-il pas un bourreau dans chaque fonctionnaire respectable? » Et à Gustav Janouch qui rétorquait que les fonctionnaires ne tuent pas, la réponse de Kafka fut catégorique : « Eh comment qu’ils tuent! Ils tuent et prodigieusement! Ils prennent des organismes vivants et au moindre changement les transforment en chiffres d’archives, en morts, en inaptes. » En d’autres circonstances, commentant son propre travail dans la Compagnie : « On ne peut pas dire que je travaille. Je pourris. Toute vraie vie active a l’élan et l’éclat d’une flamme si elle tend à quelque dessein qui emplisse réellement un homme. Mais moi qu’est-ce que je fais? Je suis ici, dans ce bureau, dans cette fabrique de tabac puant, d’où tout bonheur
est absent. »

Richesse

« Qu’est-ce que la richesse? Pour l’un la richesse peut-être une vieille chemise quand un autre est encore pauvre avec dix millions. La richesse est quelque chose de relatif et de très peu satisfaisant. Être riche signifie que l’on dépend de choses que l’on possède et doit protéger de la destruction en accumulant biens et nouvelles dépendances. La richesse n’est autre qu’une preuve matérielle de l’insécurité. »

Nationalisme

« Le nationalisme est lui aussi un résidu de la religion. C’est une idole de carton-pâte créée à partir de l’angoisse des hommes et de leur manie de se distinguer lors de pauvres soirées dans les auberges. Un jour cependant nous serons tous pourchassés par ces théâtres d’ombres. Parce qu’aucune idole n’exige autant de victimes humaines que ces monstres fabriqués par la bière, la salive et les journaux, »

Racisme-antisionisme-forces montantes du nazisme

« Les Allemands ne veulent pas apprendre, comprendre, lire. La seule chose qu’ils veulent c’est conquérir et gouverner. Et en ce domaine, la connaissance constitue un empêchement. On opprime bien mieux son voisin quand on ne le connaît pas. On fait l’économie du remords. C’est d’ailleurs pour cela que personne ne connaît l’histoire des Hébreux. »

Le bolchevisme

Une fois, au prétexte d’un livre et à propos de l’affaire récente de la Révolution d’Octobre, Kafka dit à Janouch qu’il s’agissait en réalité d’une affaire religieuse. Janouch, pour qui le bolchevisme s’en prenait à la religion, s’étonna. Et Kafka de répondre : « Oui, car il est lui-même une religion. Que sont toutes ces interventions, ces soulèvements, ces exclusions? Ce sont de petites ouvertures de rideau sur de grandes et dures guerres religieuses qui vont se déchaîner sur terre. »


Bureaucratie-gestion des luttes ouvrières

Un jour, Kafka et Janouch marchaient de compagnie dans la rue lorsqu’ils croisèrent une manifestation d’ouvriers. Kafka commenta: « Ces hommes sont si fiers, si joyeux et ils ont une telle foi. Parce qu’ils se sont rendus maîtres de la rue, ils pensent qu’ils ont maîtrisé le monde. En réalité ils s’abusent complètement. Ils ouvrent la voie qui conduit au pouvoir; on peut déjà voir derrière eux les secrétaires, les bureaucrates, les politicards, tous les sultans des temps modernes. » « Vous ne croyez pas en la force des masses ? » lui demanda son jeune ami. « Je sais ce qu’est cette force des masses: elle est amorphe et semble indomptable, mais elle ne se calme que lorsqu’elle est matée et qu’on lui donne forme. Au terme de toute marche de protestation réellement révolutionnaire surgit un Napoléon Bonaparte. » Et quand Janouch lui demanda si la révolution russe allait se propager encore un peu, Kafka répondit: « Plus une inondation s’épand, moins profonde mais plus agitée est son eau. La révolution s’évapore et seuls demeurent les sédiments d’une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l’humanité souffrante sont faites de paperasse. »

Journaux-journalisme-actualité

Kafka avait l’habitude de dire que la lecture des journaux est un vice de civilisation. « C’est comme pour la cigarette. Nous sommes obligés de payer à nos oppresseurs le droit de nous empoisonner. » Et il ajouta: « Le journal présente les informations internationales en les entassant l’une sur l’autre comme des pierres, comme un amas de saletés. C’est un monceau de terre et de sable. Quel sens cela a-t-il? Le fait de voir l’histoire comme un fouillis de faits ne veut rien dire. Tout dépend du sens des faits, et c’est ce que nous ne trouvons pas dans le journal. »

Taylorisme

« Un crime aussi énorme que le taylorisme ne peut que mener à l’esclavage, au mal. C’est naturel. Le plus miraculeux morceau de la création et le plus impossible à circonscrire, je parle du temps, se trouve emprisonné dans les filets des intérêts marchands les plus sordides. Une vie rythmée par la cadence du taylorisme est une terrible malédiction qui ne peut faire naître que la faim et le malheur au lieu de la richesse et de l’intérêt qu’on pouvait en attendre. »

Militarisme-fascisme

En visite chez Kafka, Janouch vit sur le bureau de son ami une revue de théâtre illustrée de photos de danseuses. « Ce sont des danseuses? » lui demanda-t-il. Désarmante fut la réponse de Kafka : « Non, des fantassins. Il s’agit d’une revue militaire camouflée. Le pas de l’oie prussien et les pas de danse ont le même objectif : l’écrasement de l’individualité. Fantassins et danseuses ne sont plus des individus libres, mais des éléments d’un groupe qui obéissent à des ordres qui leur sont complétement étrangers. C’est pour cela qu’ils constituent l’idéal de tous les gouvernants. Rien n’est besoin d’être expliqué ou reconsidéré. L’ordre suffit. Les fantassins et les danseuses défilent comme des marionnettes. Alors qu’il est parfaitement insignifiant, celui qui gouverne se sent immédiatement important. Regardez-le » Kafka, tira de son tiroir une autre revue et montra à son ami une photographie de Mussolini. « Cet homme a la gueule carrée d’un dompteur et les yeux inexpressifs d’un nain qui veut faire croire qu’il a du poids et de la profondeur. Bref, un directeur de cirque qui commande des jeunes fiolles politiques-apolitiques qui ne se produisent qu’en masse. Les voilà! » Et il montra une photographie des manifestants souriants lors de « marche vers Rome ».

Guerre-Société des nations

« La société des Nations est un organisme qui sert à la localisation du combat. La guerre se poursuit mais avec d’autres moyens désormais. Les banques commerciales ont remplacé les divisions militaires. La dynamique de la guerre industrielle a été remplacée par le conflit économique. La société des Nations n’est pas une société des nations, mais un bazar d’intérêts de groupes divers


Je pourrais citer encore d’innombrables extraits mais cela serait superflu. Ceux qui précèdent suffisent amplement à donner une image satisfaisante de ce que pensait vraiment Kafka. Ce qui doit être stigmatisé est l’ordre littéraro-critique qui, à peu d’exceptions près, se plaît depuis des années à portraiturer un autre Kafka, taillé sur mesure . Un Kafka sans aspérités, accommodant, perdu dans ses impasses personnelles, persécuté et affligé de divers complexes. Dans le meilleur des cas un Kafka estimé pour son talent à composer son univers littéraire cauchemardesque. Un Kafka qui se fait «exploser » puisqu’il ne peut frayer avec ce monde. Aucune objection . Sauf qu’avant son explosion, il a pris soin de faire sauter tout l’édifice de son époque. Il est regrettable qu’on le laisse enterrer aussi injustement. Rehaussons-le sur son trône .

Je voudrais ajouter qu’il serait particulièrement intéressant, et par ailleurs plus important que sa biographie et sa vie, de présenter de façon plus analytique la manière dont ses idées sont exposées tout au long de son œuvre. Il ne faut pas oublier que Kafka était surtout un écrivain, même quand il n’écrivait pas, comme il le disait lui-même. Et un écrivain qui n’écrit pas est un paralogisme. Cet amour pour l’écriture qui était le sien fut, d’un autre côté, la raison principale de la suspension de ses relations avec les anarchistes de Prague. Ces « hommes sympathiques et aimables », comme il les qualifiait, n’étaient pas en mesure de répondre à l’ampleur et à  la profondeur de sa sensibilité et de ses angoisses. Kafka, en fait, est demeuré seul toute sa vie. Il ne s’est jamais senti membre d’aucun groupe et d’aucun mouvement. L’éventail de ses intérêts s’est définitivement replié sur « la prison de ses papiers ».